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Peut-on vraiment « être soi » ? Lecture lacanienne du culte de l’authenticité

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Peut-on vraiment « être soi » ? Lecture lacanienne du culte de l’authenticité

Peut-on vraiment "être soi" ? Lecture lacanienne du culte de l'authenticité

L’époque contemporaine se caractérise par une injonction pressante : celle d’être authentique, de se révéler tel que l’on est vraiment, de trouver son « vrai moi ». Cette quête omniprésente traverse les discours du développement personnel, les réseaux sociaux, la culture populaire et même certaines approches thérapeutiques. Pourtant, cette exigence d’authenticité mérite un examen critique. La psychanalyse lacanienne offre des outils conceptuels précieux pour interroger ce qui apparaît comme une évidence : peut-on réellement « être soi » ? Cette question, loin d’être anodine, touche au cœur de la structure subjective et révèle les impasses d’une modernité qui place l’individu au centre de toutes les attentions.

Le mythe contemporain de l’authenticité

L’injonction sociale à « être soi-même » constitue l’un des impératifs majeurs de notre temps. Partout résonnent les appels à se découvrir, à exprimer sa singularité, à assumer pleinement qui l’on est. Cette exhortation traverse tous les domaines de l’existence : professionnel, relationnel, intime. Les individus sont sommés de développer leur potentiel, d’affirmer leur identité, de manifester leur authenticité. Cette rhétorique se présente comme émancipatrice, promettant bonheur et épanouissement à ceux qui oseraient enfin se montrer tels qu’ils sont véritablement.

Les paradoxes du développement personnel et de l’expression de soi révèlent rapidement les limites de cette promesse. Plus les sujets s’efforcent d’être authentiques, plus ils semblent s’éloigner de cette authenticité recherchée. Les réseaux sociaux offrent un théâtre privilégié de cette contradiction : chacun y met en scène sa « vraie vie », son « vrai moi », dans une surenchère d’images soigneusement construites et filtrées. Le développement personnel, censé libérer l’individu de ses entraves, produit souvent de nouvelles normes, de nouveaux standards d’authenticité auxquels il faut se conformer. La spontanéité devient calculée, l’expression de soi se transforme en performance, et l’authenticité elle-même devient un rôle à endosser.

L’authenticité comme nouvelle aliénation apparaît ainsi dans toute sa dimension paradoxale. Ce qui devait libérer le sujet devient une nouvelle forme de contrainte. L’individu contemporain se trouve pris dans une double bind : celui d’être spontanément lui-même, de manifester naturellement son authenticité, comme si cette authenticité existait indépendamment du regard de l’Autre et des déterminations symboliques. Cette injonction génère une angoisse spécifique, celle de ne jamais être suffisamment soi, de manquer perpétuellement cette coïncidence parfaite avec une essence intérieure fantasmée. Le culte de l’authenticité révèle ainsi sa face obscure : une tyrannie de l’identité qui exige du sujet qu’il soit transparent à lui-même, cohérent, unifié, alors même que la structure subjective résiste fondamentalement à cette unification.

La critique lacanienne de « être soi »

L’impossible coïncidence à soi constitue un point nodal de l’enseignement lacanien. Le sujet, dans la perspective psychanalytique, est fondamentalement divisé. Cette division n’est pas accidentelle ou pathologique, elle est constitutive. Le sujet lacanien n’est pas une entité préexistante qui viendrait s’exprimer dans le langage, mais le produit même de son inscription dans l’ordre symbolique. Dès lors, prétendre « être soi » revient à méconnaître cette division structurelle. Le sujet ne peut coïncider avec lui-même précisément parce qu’il est effet du signifiant, représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Cette formule lacanienne indique que le sujet n’est jamais là où il se cherche, qu’il est toujours décalé par rapport à toute identification imaginaire.

Le moi comme méconnaissance fondamentale s’inscrit dans la théorie du stade du miroir développée par Lacan. Le moi se constitue sur la base d’une identification à une image totalisante, unifiée, qui offre au petit d’homme une anticipation de maîtrise qu’il ne possède pas encore. Cette identification primordiale est donc structurellement aliénante. Le moi n’est pas le centre authentique du sujet, mais une construction imaginaire nécessaire, une méconnaissance fonctionnelle. Lorsque l’individu croit « être soi », il s’identifie à ce moi imaginaire, méconnaissant ainsi la division qui le constitue. L’authenticité apparaît alors comme le fantasme d’une adéquation parfaite à cette image, fantasme qui nie précisément ce qui fait la vérité du sujet : son rapport au désir et à l’inconscient.

L’Autre et la constitution subjective forment un binôme indissociable dans la théorie lacanienne. Le sujet ne se constitue pas dans une relation à lui-même, mais dans son rapport à l’Autre. C’est depuis l’Autre que le sujet reçoit son propre message sous forme inversée. Le désir lui-même est désir de l’Autre, dans le double sens du génitif. Cette dépendance radicale à l’égard de l’Autre démontre l’impossibilité structurelle d’une authenticité conçue comme expression d’un soi préexistant. Le sujet n’existe que dans ce rapport à l’Autre, il n’y a pas de « soi » antérieur ou extérieur à cette médiation symbolique. Prétendre « être soi » indépendamment de l’Autre relève donc d’une illusion fondamentale, d’un déni de la condition même de la subjectivité.

De l’authenticité à la singularité : une perspective psychanalytique

La différence entre authenticité imaginaire et position subjective permet de sortir de l’impasse du culte de l’authenticité. L’authenticité, telle qu’elle est promue dans le discours contemporain, relève de l’ordre imaginaire : elle suppose un soi stable, cohérent, qu’il suffirait de découvrir et d’exprimer. La position subjective, concept psychanalytique, désigne au contraire la manière singulière dont un sujet assume son rapport au désir, au manque, à la castration symbolique. Cette position ne se découvre pas, elle se construit dans un parcours analytique. Elle n’offre pas la plénitude d’un moi unifié, mais la possibilité d’une responsabilité face au désir qui anime le sujet. La singularité psychanalytique n’est pas l’affirmation narcissique d’un moi qui se croit authentique, mais la reconnaissance d’une place unique dans la structure, d’un mode particulier de traiter le réel qui résiste à la symbolisation.

Le désir et l’au-delà de l’identification constituent le véritable horizon d’un travail psychanalytique. Là où l’authenticité propose de se fixer dans une identité stable, la psychanalyse invite à traverser les identifications pour accéder à la dimension du désir. Le désir, dans sa structure même, échappe à toute capture identitaire. Il est ce qui subsiste au-delà de toutes les identifications, ce qui anime le sujet sans jamais se laisser totalement cerner. Accéder à son désir ne signifie pas trouver son « vrai moi », mais accepter une part d’énigme, un reste non symbolisable qui fait la singularité irréductible de chaque sujet. Cette démarche requiert de renoncer aux satisfactions narcissiques de l’authenticité pour affronter la dimension d’incomplétude qui caractérise l’existence humaine.

Assumer sa division plutôt que la nier représente l’orientation éthique de la psychanalyse lacanienne. Face à l’injonction contemporaine de se réaliser pleinement, d’être enfin soi-même, la psychanalyse propose un autre chemin : celui d’une acceptation de la division subjective. Cette acceptation n’est pas résignation, mais au contraire condition d’une véritable liberté. Tant que le sujet poursuit le fantasme d’une coïncidence à soi, il reste captif d’une quête impossible qui le détourne de son désir. Assumer sa division, c’est reconnaître qu’il n’y a pas de métaphysique du sujet, pas d’essence à retrouver, mais seulement une existence à inventer à partir d’un manque structurel. C’est depuis ce manque assumé que peut émerger une singularité véritable, non pas comme affirmation d’un moi triomphant, mais comme position éthique face au réel de l’existence.

Implications cliniques et thérapeutiques

Accompagner la quête d’authenticité sans l’alimenter constitue un défi clinique majeur pour le praticien d’orientation lacanienne. Les patients arrivent souvent en consultation avec cette demande explicite : trouver qui ils sont vraiment, retrouver leur authenticité perdue, renouer avec leur vrai moi. Le psychanalyste ne peut rejeter frontalement cette demande sans courir le risque de rompre le lien transférentiel. Néanmoins, son éthique lui interdit de conforter cette illusion. Le travail consiste alors à accueillir cette demande tout en l’interrogeant, à permettre que se révèle ce qui se cache derrière cette quête : quel désir de l’Autre cherche-t-on à satisfaire en voulant être authentique ? Quelle jouissance se loge dans cette recherche perpétuelle d’un soi insaisissable ? L’analyste opère un déplacement progressif, de la demande manifeste vers la question du désir qui la sous-tend.

De la demande d’être soi à la responsabilité subjective s’opère une transformation fondamentale du travail thérapeutique. La demande initiale d’authenticité masque souvent un évitement de la responsabilité subjective. Si je dois découvrir qui je suis vraiment, cela signifie que cette identité existe déjà quelque part, indépendamment de mes choix et de mes actes. Cette posture déresponsabilise le sujet, qui peut alors attribuer ses difficultés au fait qu’il n’aurait pas encore trouvé son « vrai soi ». Le travail analytique vise au contraire à faire émerger la dimension de la responsabilité : le sujet n’est pas déterminé par une essence préexistante, mais se constitue dans ses choix, ses actes, sa manière de répondre aux événements de sa vie. Cette responsabilité ne signifie pas culpabilité, mais reconnaissance que le sujet est impliqué dans ce qui lui arrive, qu’il y a une part de lui-même dans son symptôme, dans ses répétitions, dans ses impasses.

Vers une éthique de la singularité se dessine la perspective proprement analytique. Cette éthique se distingue radicalement du culte de l’authenticité. Alors que l’authenticité promet une plénitude narcissique, une réconciliation avec soi-même, l’éthique de la singularité assume le manque structurel. Elle ne propose pas de devenir enfin soi-même, mais d’inventer une manière singulière d’habiter sa division. Cette singularité ne s’affiche pas, ne se revendique pas, elle se manifeste dans les choix concrets, dans les actes qui engagent. Elle ne cherche pas la reconnaissance de l’Autre comme validation d’une authenticité, mais se soutient d’une certitude inconsciente, d’un savoir-y-faire avec son symptôme. Cette éthique requiert du courage : celui d’affronter le réel sans les béquilles rassurantes de l’identité, celui d’accepter qu’il n’y a pas de mode d’emploi pour vivre, pas de « vrai soi » qui garantirait le bon chemin. C’est depuis ce point de solitude radicale que peut émerger une position véritablement singulière, non pas comme affirmation narcissique, mais comme manière unique de traiter l’impossible qui structure l’existence humaine.